
La multiplicité des régimes de sanctions dans notre ordre juridique soulève une problématique fondamentale : celle de la confusion légale des sanctions. Entre cumuls de peines, principe non bis in idem, et articulation des différentes branches répressives, le justiciable se trouve confronté à un maquis normatif parfois incohérent. Cette situation génère une insécurité juridique préoccupante alors même que l’efficacité du droit répressif repose sur sa lisibilité. Dans un contexte de prolifération des autorités de sanctions et d’internationalisation des normes, la question de la confusion des sanctions reflète les tensions contemporaines du droit et interroge notre conception même de la justice punitive.
La prolifération des régimes de sanctions : un phénomène contemporain aux origines multiples
Le paysage juridique français connaît depuis plusieurs décennies une multiplication exponentielle des régimes de sanctions. Cette tendance s’explique par plusieurs facteurs structurels qui ont profondément modifié notre approche du droit répressif.
Historiquement, le monopole sanctionnateur était principalement détenu par le juge pénal. Toutefois, l’évolution socio-économique a entraîné une diversification des acteurs répressifs. L’émergence des autorités administratives indépendantes (AAI) dotées de pouvoirs de sanction constitue l’une des manifestations les plus visibles de ce phénomène. L’Autorité des marchés financiers, l’Autorité de la concurrence, ou la Commission nationale de l’informatique et des libertés disposent désormais de prérogatives répressives considérables, parfois supérieures à celles des juridictions pénales traditionnelles.
Cette évolution s’inscrit dans un mouvement plus large de spécialisation du droit. La complexification des rapports sociaux et économiques a favorisé l’émergence de branches juridiques autonomes, chacune développant ses propres mécanismes sanctionnateurs. Ainsi, le droit de la concurrence, le droit fiscal, le droit de l’environnement, ou le droit des données personnelles ont développé des régimes répressifs spécifiques, répondant à des logiques propres.
L’influence du droit de l’Union européenne a considérablement accentué ce phénomène. Les directives et règlements communautaires imposent fréquemment aux États membres de prévoir des sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives », sans nécessairement préciser leur nature. Cette exigence a conduit à la création de multiples régimes répressifs sectoriels, renforçant la fragmentation du paysage sanctionnateur.
La typologie des sanctions contemporaines
Face à cette diversification, une tentative de classification s’avère nécessaire pour appréhender l’ampleur du phénomène :
- Les sanctions pénales : emprisonnement, amendes, peines complémentaires
- Les sanctions administratives : sanctions pécuniaires, retraits d’agrément, interdictions professionnelles
- Les sanctions disciplinaires : blâmes, suspensions, radiations
- Les sanctions civiles : nullités, déchéances, astreintes
- Les sanctions conventionnelles : clauses pénales, résolutions
Cette prolifération des régimes de sanctions génère inévitablement des zones de chevauchement. Un même comportement peut désormais être qualifié simultanément de délit pénal, de manquement administratif, et de faute disciplinaire. Le cas emblématique des infractions boursières illustre parfaitement cette situation : un délit d’initié peut entraîner des poursuites pénales et des sanctions administratives par l’AMF, soulevant la question épineuse du cumul des sanctions.
La conséquence directe de cette évolution est l’émergence d’une véritable confusion dans l’articulation des différents régimes répressifs, créant une situation d’insécurité juridique préjudiciable tant pour les justiciables que pour l’efficacité globale du système.
Le principe non bis in idem : rempart fragile face au cumul des sanctions
Face à la multiplication des régimes répressifs, le principe non bis in idem constitue théoriquement une protection fondamentale contre les risques de double sanction. Ce principe, dont les origines remontent au droit romain, interdit de poursuivre ou de punir une personne deux fois pour les mêmes faits.
En droit français, ce principe trouve son fondement dans l’article 4 du Protocole n°7 à la Convention européenne des droits de l’homme, ainsi que dans l’article 14§7 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques. Il est traditionnellement interprété comme interdisant le cumul de poursuites ou de sanctions pénales pour des faits identiques.
Toutefois, la jurisprudence constitutionnelle française a longtemps adopté une conception restrictive de cette règle. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 28 juillet 1989, a considéré que le principe ne s’opposait pas au cumul de sanctions pénales et administratives pour les mêmes faits, dès lors que le montant global des sanctions éventuellement prononcées ne dépasse pas le maximum légal le plus élevé.
Cette position a été profondément remise en question par la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’homme et de la Cour de justice de l’Union européenne. Dans l’arrêt Grande Stevens c. Italie du 4 mars 2014, la CEDH a considéré que des sanctions administratives prononcées par la CONSOB (équivalent italien de l’AMF) pouvaient revêtir un caractère pénal au sens de la Convention, rendant applicable le principe non bis in idem.
Cette évolution jurisprudentielle a contraint le Conseil constitutionnel à faire évoluer sa position. Dans sa décision QPC du 18 mars 2015, il a censuré les dispositions du Code monétaire et financier permettant le cumul des poursuites pour délit d’initié devant le juge pénal et pour manquement d’initié devant la commission des sanctions de l’AMF.
Les critères d’application du non bis in idem
L’application du principe non bis in idem repose sur trois critères cumulatifs :
- L’identité des faits matériels poursuivis
- L’identité de l’auteur des faits
- La nature pénale des deux sanctions encourues
C’est précisément sur ce dernier critère que les jurisprudences européenne et constitutionnelle ont évolué. Désormais, la qualification formelle de la sanction importe moins que sa nature substantielle. Selon les critères Engel dégagés par la CEDH, une sanction administrative peut être considérée comme « pénale » au regard de trois facteurs : la qualification juridique de l’infraction en droit interne, la nature de l’infraction, et la nature et la sévérité de la sanction.
Malgré ces avancées, l’application du principe demeure incertaine dans de nombreuses situations. La Cour de cassation et le Conseil d’État ont développé des jurisprudences parfois divergentes, notamment sur la notion d’« identité des faits ». De plus, le législateur a tenté de contourner les limitations en définissant différemment les éléments constitutifs d’infractions similaires dans les différentes branches du droit, créant ainsi une apparence de différence là où la réalité factuelle reste identique.
Cette situation génère une insécurité juridique persistante, le justiciable ne pouvant déterminer avec certitude s’il pourra ou non faire l’objet de multiples poursuites pour un même comportement.
L’articulation problématique des sanctions pénales et administratives
La coexistence des sanctions pénales et administratives constitue l’un des défis majeurs du droit répressif contemporain. Ces deux ordres juridiques, répondant à des logiques distinctes, se trouvent confrontés à des zones de chevauchement croissantes, générant des difficultés d’articulation considérables.
Le droit pénal, historiquement considéré comme la branche répressive par excellence, repose sur des principes fondamentaux tels que la légalité des délits et des peines, la personnalité des peines, ou la présomption d’innocence. Les sanctions sont prononcées par des juridictions judiciaires au terme d’une procédure offrant de fortes garanties procédurales.
À l’inverse, le droit administratif répressif s’est développé selon une logique différente, privilégiant l’efficacité et la célérité. Les sanctions sont généralement prononcées par des autorités administratives ou des autorités administratives indépendantes, selon des procédures plus souples, bien que progressivement « juridictionnalisées » sous l’influence du droit européen.
Cette dualité pose la question fondamentale de la répartition des compétences répressives. Plusieurs modèles théoriques ont été proposés :
Les modèles d’articulation des sanctions
Le modèle de spécialisation fonctionnelle suggère de réserver au droit pénal la répression des comportements les plus graves, attentatoires aux valeurs fondamentales de la société, tandis que le droit administratif répressif se concentrerait sur les manquements techniques ou sectoriels. Cette approche se heurte toutefois à la difficulté de définir objectivement la gravité d’un comportement.
Le modèle procédural propose quant à lui une articulation fondée sur l’efficacité des procédures. Les infractions nécessitant des investigations complexes relèveraient du juge pénal, disposant de pouvoirs d’enquête étendus, tandis que les manquements facilement détectables seraient traités par la voie administrative.
Enfin, le modèle de complémentarité envisage une coordination des différents régimes répressifs, chacun poursuivant des objectifs distincts mais complémentaires : rétribution et dissuasion générale pour le droit pénal, régulation et prévention pour le droit administratif.
Dans la pratique, le législateur français n’a pas adopté d’approche cohérente, privilégiant des solutions ad hoc en fonction des domaines concernés. Cette absence de vision globale a conduit à l’émergence de mécanismes d’articulation variés et parfois contradictoires.
Dans certains secteurs, comme le droit fiscal, le législateur a instauré un système de « verrou », conditionnant les poursuites pénales à l’avis conforme d’une commission spécialisée. Dans d’autres domaines, comme le droit boursier, il a mis en place un mécanisme d’aiguillage, confiant au Parquet National Financier et à l’Autorité des marchés financiers la responsabilité de décider, au cas par cas, de la voie répressive la plus appropriée.
Ces solutions parcellaires ne permettent pas de résoudre l’ensemble des difficultés d’articulation. Les risques de divergences jurisprudentielles demeurent significatifs, comme l’illustre la qualification différente de certains comportements par les juridictions judiciaires et administratives. De même, la question de la prise en compte des sanctions déjà prononcées par un ordre juridique dans l’appréciation de la sanction par l’autre ordre reste incertaine, malgré l’exigence constitutionnelle de proportionnalité globale des sanctions.
La dimension internationale : vers une confusion globalisée des sanctions
La mondialisation des échanges et la numérisation de l’économie ont profondément modifié la dimension territoriale du droit répressif. Les infractions transfrontalières se multiplient, soulevant des questions inédites d’articulation entre les systèmes juridiques nationaux et internationaux.
Au niveau européen, le développement du droit de l’Union a considérablement influencé les mécanismes sanctionnateurs nationaux. L’exigence communautaire de sanctions « effectives, proportionnées et dissuasives » a conduit à une harmonisation partielle des régimes répressifs, mais également à une multiplication des autorités compétentes.
La création d’autorités européennes sectorielles, comme l’Autorité européenne des marchés financiers (AEMF), l’Autorité bancaire européenne (ABE) ou le Contrôleur européen de la protection des données (CEPD), dotées de pouvoirs de sanction propres ou de coordination des sanctions nationales, a ajouté un niveau supplémentaire de complexité.
Le Parquet européen, opérationnel depuis 2021, illustre cette évolution vers un modèle répressif intégré au niveau européen. Compétent pour poursuivre les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l’Union, il doit coordonner son action avec les autorités nationales, tant judiciaires qu’administratives.
L’extraterritorialité des lois répressives
Au-delà du cadre européen, l’extraterritorialité croissante de certaines législations nationales constitue un facteur majeur de confusion des sanctions. Le Foreign Corrupt Practices Act américain ou le UK Bribery Act britannique s’appliquent bien au-delà des frontières de leurs États d’origine, créant des situations de chevauchement juridictionnel.
Les entreprises multinationales peuvent ainsi se trouver exposées à des poursuites multiples pour les mêmes faits devant différentes juridictions nationales. Le cas Alstom, poursuivi simultanément aux États-Unis, au Royaume-Uni et en France pour des faits de corruption, illustre parfaitement cette problématique.
La question de l’application internationale du principe non bis in idem demeure largement irrésolue. Si certaines conventions internationales, comme la Convention d’application de l’accord de Schengen, prévoient une application transfrontalière de ce principe, leur portée reste limitée géographiquement et matériellement.
Face à cette situation, de nouveaux mécanismes de coordination internationale ont émergé. Les accords de reconnaissance mutuelle des sanctions, les procédures de consultation préalable entre autorités nationales, ou encore les accords de coopération entre régulateurs visent à prévenir les risques de sanctions multiples.
Le développement des sanctions négociées, comme la convention judiciaire d’intérêt public en France, la deferred prosecution agreement aux États-Unis ou le plea bargaining britannique, participe également à cette recherche de coordination internationale. Ces procédures permettent souvent d’intégrer des clauses reconnaissant les sanctions déjà prononcées par d’autres juridictions.
Toutefois, ces solutions restent fragmentaires et ne s’inscrivent pas dans une vision cohérente de l’articulation internationale des sanctions. L’absence d’un véritable ordre juridique mondial laisse subsister de nombreuses zones d’incertitude, au détriment de la sécurité juridique.
Vers une refonte systémique du droit des sanctions
Face à la confusion croissante des régimes de sanctions, une réflexion approfondie sur les fondements mêmes de notre système répressif s’impose. Au-delà des ajustements ponctuels, c’est une véritable refonte systémique qui permettrait de restaurer la cohérence et la lisibilité du droit des sanctions.
Cette refonte pourrait s’articuler autour de plusieurs axes complémentaires, visant à repenser l’architecture globale du système répressif tout en préservant son efficacité.
La clarification des finalités répressives
Une première piste consisterait à clarifier les finalités assignées aux différents types de sanctions. Le droit pénal pourrait ainsi se concentrer sur sa fonction expressive et symbolique, affirmant les valeurs fondamentales de la société et visant principalement la rétribution et la dissuasion générale.
Le droit administratif répressif s’orienterait davantage vers une logique de régulation, privilégiant la prévention des comportements déviants et la protection de l’intérêt général dans des secteurs spécifiques.
Cette distinction fonctionnelle permettrait de guider le législateur dans la répartition des compétences répressives et d’éviter les chevauchements inutiles. Elle faciliterait également l’interprétation jurisprudentielle, en fournissant des critères clairs pour l’application du principe non bis in idem.
L’unification procédurale
Une deuxième approche viserait à harmoniser les garanties procédurales applicables à l’ensemble des mécanismes sanctionnateurs, quelle que soit leur qualification formelle. Cette unification procédurale reposerait sur la reconnaissance d’un socle commun de principes fondamentaux : présomption d’innocence, droits de la défense, motivation des décisions, proportionnalité des sanctions.
La création d’un Code des sanctions, regroupant les principes généraux applicables à toutes les formes de répression, constituerait une avancée significative. Ce code pourrait définir précisément les notions d’infraction, de sanction, de responsabilité, et établir des règles claires d’articulation entre les différents régimes.
Des juridictions spécialisées, à l’instar des tribunaux économiques allemands, pourraient être instaurées pour traiter l’ensemble du contentieux répressif dans certains domaines techniques, évitant ainsi les divergences jurisprudentielles.
La coordination institutionnelle
Une troisième voie consisterait à renforcer la coordination entre les différentes autorités répressives. La création d’une instance de coordination, réunissant représentants du parquet, des autorités administratives indépendantes et des régulateurs sectoriels, permettrait d’harmoniser les politiques répressives et d’éviter les poursuites redondantes.
Des protocoles d’articulation systématiques, précisant les critères d’orientation des dossiers et les modalités d’échange d’informations, contribueraient à rationaliser l’exercice des compétences répressives.
Le développement de bases de données partagées sur les sanctions prononcées faciliterait la prise en compte des décisions antérieures et le respect du principe de proportionnalité globale.
Au niveau international, la promotion d’une convention multilatérale sur l’articulation des sanctions constituerait une avancée majeure. Cette convention pourrait consacrer l’application transfrontalière du principe non bis in idem et établir des mécanismes formels de reconnaissance mutuelle des sanctions.
Ces différentes pistes de réforme s’inscrivent dans une réflexion plus large sur l’évolution de notre modèle répressif. Au-delà des questions techniques d’articulation, c’est la conception même de la justice punitive qui est interrogée. La multiplication des sanctions reflète une tendance à la « pénalisation » de nombreux domaines de la vie sociale et économique, dont les effets méritent d’être questionnés.
L’efficacité d’un système répressif ne se mesure pas à la sévérité ou à la multiplicité des sanctions, mais à sa capacité à prévenir les comportements nuisibles tout en garantissant les droits fondamentaux des personnes. La refonte du droit des sanctions constitue ainsi un enjeu démocratique majeur, au cœur de l’équilibre entre puissance publique et libertés individuelles.